Discours de réception de Pierre de Ségur

Le 16 janvier 1908

Pierre de SÉGUR

M. le marquis de Ségur ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Rousse, y est venu prendre séance le 16 janvier 1908, et y a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

De mes souvenirs d’enfance, il en est un qui m’est resté singulièrement présent. Au plus lointain de ma mémoire, je revois la silhouette d’un grand vieillard, dont la mise et l’allure décelaient un survivant des guerres de l’Empire, la taille serrée dans une redingote noire, de coupe militaire, portant haut, sur l’échafaudage de sa cravate à triple tour, sa tête au profil d’aigle, qu’éclairaient des yeux pleins de feu, et redressant son corps nonagénaire, tout troué de blessures, pour arpenter, d’un pas encore agile, les quais qui bordent la rive droite de la Seine. Dans ces parages, voisins du jardin des Tuileries, je le croisais à peu près chaque semaine ; il s’arrêtait, pour m’adresser quelques mots bienveillants, puis reprenait sa marche vers le pont des Arts. C’était le général Philippe de Ségur, mon arrière-grand-oncle, se rendant aux séances de cette Académie française, où, trente-cinq ans auparavant, il avait eu la joie de siéger auprès de son père. L’Académie ! Ce nom revenait fréquemment dans les causeries du foyer familial, prononcé sur un ton de respect attendri dont j’étais très vivement frappé, et, dans ma jeune imagination, il évoquait vaguement l’idée de quelque vénérable et illustre vivant dans une demeure inaccessible, mystérieuse, dont je ne franchirais jamais le seuil.

 

Votre indulgence, Messieurs, en a décidé autrement. Me voici, à mon tour, admis sous la glorieuse coupole, et, en y pénétrant, je retrouve dans mon cœur les sentiments héréditaires d’attendrissement et de respect, mêlés d’un peu de confusion et de beaucoup de gratitude.

 

Le singulier prestige qui entoure votre Compagnie a ceci de spécial, qu’il n’a pas eu besoin de la consécration du temps, mais il est comme né avec elle ; et, parmi nos institutions, c’est sans doute une des seules qui, du jour de sa fondation, ait rayonné de cet éclat, que trois siècles bientôt d’existence n’ont pu aviver ni ternir. Si la preuve en était à faire, il suffirait d’ouvrir, comme il m’est arrivé parfois, le recueil révéré où sont conservés les discours de vos anciens prédécesseurs ; à la première page du volume, dans la harangue de remerciement qu’au lendemain de son élection, en l’an 1640, un membre de l’Académie adresse à ses nouveaux confrères, on rencontre ces lignes qui, relues à distance, ne laissent pas de sembler quelque peu surprenantes : « Messieurs, leur disait-il, n’espérez pas de trouver à l’avenir des hommes qui vous ressemblent. C’est bien assez à notre siècle de s’être vu une fois quarante personnes d’une suffisance et d’une vertu si éminentes. Un si grand effort n’a pu se faire sans épuiser la nature. Vos successeurs ne seront plus désormais que l’ombre de ce que vous êtes, et des enfants qui n’auront que le seul nom de leurs pères... » Celui qui prononça ces paroles désolantes est l’avocat Patru, le premier de son Ordre qui ait fait partie des Quarante. Sept ans plus tard, l’admission de Corneille infligeait à ces prévisions un démenti retentissant, et toute la suite de vos archives est là pour démontrer que la noble lignée ne s’est jamais éteinte. Patru lui-même, l’honneur du barreau de son temps, l’orateur disert, l’écrivain élégant, l’ami de Racine, de Boileau, de La Fontaine, de Labruyère, l’honnête homme, au cœur fier, qui n’accepta aucune pension des grands ni de la Cour, vécut modeste, et mourut pauvre, Patru, tout le premier, eût reconnu son digne successeur en l’illustre avocat que j’ai mission de louer aujourd’hui devant vous.

 

En me penchant, pour la considérer de près, sur la belle figure d’Edmond Rousse, une surprise m’attendait, dont je vous dois l’aveu. Avocat, personne, semble-t-il, ne l’a été plus complètement, plus parfaitement que lui ; aux yeux de ses confrères comme à ceux du public, il en est demeuré le type achevé, le modèle accompli ; et votre Compagnie a si bien partagé ces vues que, dans tout le dix-neuvième siècle, M. Rousse est, avec Dupin, le seul de sa profession qu’elle ait admis uniquement à ce titre, inaugurant ainsi une tradition qu’une élection récente a si heureusement continuée. Et cependant, par un curieux contraste, peut-être est-il peu d’hommes que leurs instincts, leurs goûts et leur tempérament paraissent avoir moins désignés, au début de leur existence, pour l’étude patiente des dossiers, l’austère exploration du maquis de la procédure et les joutes sonores du prétoire. Les confidences et les récits qu’il a laissés sur sa jeunesse ne nous permettent guère d’en douter. Né en 1817, d’un père parisien et d’une mère provençale, il grandit à l’âge héroïque de la littérature, en ces temps quasi-fabuleux où l’apparition d’un poème était un plus grand événement qu’une crise ministérielle, où la querelle des classiques et des romantiques passionnait davantage, divisait plus profondément que les questions politiques ou sociales. Dans le lycée Saint-Louis, où il fit son éducation, ces débats avaient un écho et une répercussion parmi les maîtres et les élèves, sans nuire d’ailleurs au sérieux des études. Les programmes n’avaient pas alors la complication redoutable qu’ils présentent de nos jours ; le baccalauréat n’était pas cette hydre à six têtes, entre lesquelles hésitent les candidats effarés ; mais, simple et débonnaire, l’Alma parens abreuvait à la même mamelle tous les jeunes nourrissons confiés à ses soins maternels : fils de bourgeois et fils de France montaient ensemble, du même pas, du De Viris au Selectæ, du Selectæ au Conciones, ensemble défrichaient l’antique jardin des racines grecques. Nul ne songeait à se soustraire à ces humanités, qui contribuent à faire des hommes, et qui, dût-on les dédaigner ou les renier un jour, laissent chez les plus ingrats une forte et salutaire empreinte, le sens et la compréhension du beau, le goût de l’élégance dans les discours et dans les actes, et, comme écrivait d’Aguesseau, « une espèce de ton noble sur lequel l’âme se monte et qui lui devient comme naturel ».

 

« Tout honnête homme, au dire de Saint-Marc-Girardin, doit avoir au moins oublié le latin. » Edmond Rousse, pour sa part, l’apprit à fond et ne l’oublia point. Toujours il demeura fidèle au culte des lettres latines, qui enchantaient son imagination, tout en contentant sa raison. Sans cesse il relisait ces poèmes, vieux de deux mille ans, et d’une grâce toujours fraîche, qui sont la fleur de la pensée humaine. Mais c’est pour Cicéron que fut, à toute époque, sa prédilection affichée ; il en parlait avec une tendresse familière, comme d’un ami d’enfance que l’on n’a jamais délaissé ; il en admirait tout en bloc, tantôt emporté par le flot de cette prodigieuse éloquence, tantôt ébloui des fusées de cet intarissable esprit, trouvant aussi, par aventure, en ces pages vingt fois séculaires, comme un piquant ragoût d’actualité, où se complaisait sa malice : « Quel Raspail que ce Clodius ! lui échappe-t-il de dire. Quel Barbès que ce Gracchus ! Quel Ledru-Rollin que ce Catilina ! » Et certain jour, plaidant un procès politique, il se donnera la joie secrète d’adapter, presque mot pour mot, le pro Murœna à sa cause, avec une adresse si heureuse, que les jurés de Chartres ne concevront aucun soupçon d’avoir, pour la seconde fois, acquitté, à dix-huit cents ans d’intervalle, le « client attardé » du contemporain de César.

 

Il ne fallait pas moins que cette forte culture classique pour discipliner les élans d’une âme naturellement ardente, exaltée, romanesque. « Mon cœur, a-t-il écrit en rappelant sa vingtième année, battait à tous les vents. J’étais comme une harpe mal accordée, tendue à tous les bruits de plaisir, d’amour, de gloire, d’art et de poésie qui soufflent sur ce monde. » Un jeune homme ainsi fait ne saurait se restreindre à des aspirations stériles ; il veut exprimer ce qu’il sent et réaliser ce qu’il aime. Toute sa .génération lui donnait, au reste, l’exemple. Jamais il ne se vit, entre dix-huit et vingt-cinq ans, tant de soupirants de la Muse ; non pas, comme à la fin du siècle précédent, de légers rimeurs de boudoir, habiles à tourner un quatrain, une chanson ou un madrigal, mais des Manfred et des René, agités de transports lyriques et versant aux échos les ivresses ou les désespoirs de leurs âmes orageuses. Comme la plupart de ses amis, Rousse était donc poète, un poète, il est vrai, d’une espèce toujours rare et maintenant presque disparue, qui faisait des vers pour lui-même, ne les lisait que rarement à autrui, et ne les publiait jamais. Ces essais littéraires sont aujourd’hui perdus, et je ne saurais dire s’il faut pleurer cette perte ; mais ce que je tiens pour certain, c’est qu’à ciseler des rimes le prosateur gagna ce qui ne profita pas au poète. Il y acquit ce que la discipline du vers ajoute à ceux qui ont subi cette contrainte salutaire, le souci de réduire et de resserrer sa pensée, le don du rythme dans la phrase, l’horreur de l’épithète banale, de l’expression toute faite ; et sans doute devons-nous à ce labeur obscur de son adolescence plus d’une de ces belles pages, harmonieuses, musicales, d’une langue robuste et souple, qui ont fondé plus tard sa réputation d’écrivain.

 

Un peu rêveur, très imaginatif, passionné de littérature, de musique, d’art sous toutes ses formes, fougueux dans ses désirs, parfois craintif devant l’action, l’âme en même temps timide et enthousiaste, avec des élans de tendresse muette et des accès d’ambition oisive, tel doit-on se représenter Rousse à l’aube heureuse de sa jeunesse. L’avenir lui souriait de toutes parts : des parents excellents, dont l’affection se colorait déjà d’une nuance d’admiration, un frère aîné qui partageait ses goûts et vivait avec lui dans une union intime, et cette aisance dorée qui procure la sécurité sans le tracas d’une grosse fortune, tout présageait une existence facile, pareille à une navigation paisible, à faible vent, sur une eau calme. Une erreur du pilote fit soudain chavirer la barque familiale, et ce fut pour tous le naufrage, la ruine, presque la misère, et, pire que la misère, l’angoisse, affreuse aux âmes délicates, des dettes supérieures aux ressources.

 

Le coup fut rude autant qu’imprévu. Il y eut des minutes tragiques, celles, par exemple, où le jeune homme, hier si gaiement insouciant, allait le soir, d’un pas furtif, tremblant comme un voleur, porter à la Monnaie la vieille argenterie de famille, la voyait « peser, tordre, et casser » devant lui par des employés impassibles ; bien des années après, en y songeant, il frissonnait encore : « Oh ! ces pèlerinages de misère ! Ce chemin de la Monnaie ! Et ces coups de marteau qui tombaient sur tous mes souvenirs ! » Mais on n’avait pas, à cette heure, le loisir de se lamenter. Les larmes sont un luxe interdit aux vrais pauvres. Il fallait vivre et faire vivre les siens, quitter les rêves pour les réalités brutales, et se plier au joug du travail nourricier. On prit, sans perdre de temps, les résolutions nécessaires, la dispersion du foyer domestique, l’établissement des parents en province, l’installation des deux fils à Paris, pour y gagner le pain de la communauté. Émile, l’aîné, entra dans les affaires ; Edmond s’inscrivit au barreau, et contracta ainsi des noces, dont, à près de soixante-dix ans de là, il put fêter l’anniversaire.

 

Ce fut d’abord, à dire le vrai, un mariage de raison. Souvent ce sont les plus heureux, et l’exemple de M. Rousse en est une remarquable preuve ; mais c’est une sorte de bonheur qu’on ne goûte pleinement qu’à la longue et à la réflexion. Les premiers temps lui furent amers ; il se croyait hors de sa voie, jeté par force hors de la seule carrière où il eût trouvé le succès, peut-être même « la gloire », le mot un jour est tombé de sa plume. Par instants, malgré ses efforts, la vieille passion se ravivait, comme un feu mal éteint : sur la marge austère d’un dossier, il griffonnait une ode, une élégie ; il rimait sur papier timbré. Longtemps après, avocat en renom, élevé par le vote de ses pairs au sommet de son Ordre, il est encore obsédé par le doute d’avoir vraiment suivi sa vocation : « Rien au monde, écrit-il en 1874, ne m’empêchera de penser que je suis un avocat fort incomplet ; ce que je sais très bien, c’est que, quand je tiens une plume, je me sens dans mon petit domaine, sur mon terrain, et bien chez moi ». Cette idée le hantera pendant tout le cours de sa vie ; ses triomphes au Palais, la popularité qui s’attache à son nom, seront toujours pour lui un sujet d’étonnement sincère, de scrupule, presque de remords. Et quoique rien assurément ne soit plus loin de ma pensée que de faire d’Edmond Rousse un type d’avocat malgré lui, je crois avoir le droit de dire que, de sa profession, il a surtout connu les affres, les angoisses, les terreurs de conscience devant les difficultés de la tâche, qu’il n’a pas, en tous cas, goûté ces « délices de la procédure », ces « ivresses de la plaidoirie », que proclamait un jour l’un de ses plus fameux rivaux.

 

Ceci s’explique sans doute par certains motifs personnels, une injuste méfiance de soi, une répugnance timide à se mettre en avant, l’inquiétude excessive que lui inspirent un organe légèrement voilé, un débit un peu saccadé, et, plus encore que tout cela, l’horreur de l’improvisation, dans un métier où parfois elle s’impose. Non qu’il faille cependant en croire sa modestie, quand il se prétend incapable de parler d’abondance et sans préparation ; on l’a vu fréquemment, sous le coup d’une émotion vive, trouver de véhémentes répliques, des accents foudroyants dont il était lui-même surpris ; mais, cette chaleur tombée, l’écrivain, comme il se voit souvent, desservait chez lui l’orateur. Le lettré délicat, l’impeccable styliste, souffrait « jusqu’au supplice » d’entendre, au hasard du discours, se traîner les tournures pesantes, s’entrechoquer les mots impropres, « siffler les solécismes » ; nul n’a plus pittoresquement dépeint le martyre intérieur de l’homme imprégné de belles-lettres qui, engagé dans une phrase sans issue, se sent contraint d’aller jusqu’au bout de sa course, parmi les plus étranges et les plus mortifiantes rencontres : « S’il s’écoute, sa tête s’égare ! S’il se reprend, malheur à lui ! s’il hésite entre deux mots, il est perdu ! »

 

Ce ne sont là, somme toute, que d’assez minces griefs, de passagères causes de chagrin ; mais Rousse a, plus d’une fois, agrandi le débat et porté plus loin sa critique. Comparant l’art de l’orateur et celui du littérateur, il place sans hésiter l’œuvre écrite au-dessus de l’œuvre parlée. L’écrivain, allègue-t-il, n’a besoin que de son cerveau pour créer ; entre sa pensée et sa plume, il n’y a point d’intermédiaire. L’orateur, au contraire, et surtout l’avocat, a besoin « d’un sujet, d’un patient, d’un client » ; il représente des intérêts qui ne sont pas les siens, s’échauffe pour des passions qui ne lui sont pas personnelles ; c’est donc, pour ainsi dire, « de l’art de seconde main ». Et puis, quoi de plus éphémère que la plus sublime éloquence ? Plaidoyer, ou sermon, ou harangue politique, le discours, à peine prononcé, disparaît à jamais ; fixée sur le papier, l’ardente parole est comme une lave figée et refroidie. Périssable entre toutes est l’éloquence du prétoire ; les plus émouvantes plaidoiries sont, par nature, les plus vite oubliées : une séparation, un divorce, un procès d’héritage, voilà ce qu’au Palais on appelle une belle cause, comme, dans une autre profession, on dit une belle fluxion de poitrine ; mais ces drames de famille impliquent et exigent le mystère ; l’avocat ne saurait, sans une sorte de trahison, divulguer publiquement, au profit de sa renommée, les douloureux secrets dont il est le dépositaire.

 

Ces raisons ne sont pas sans force. Oui, de tout ce qui meurt dans l’homme, ce qui meurt le plus, c’est la voix ; et jamais la grande destructrice ne paraît avoir remporté une si complète victoire, que lorsqu’elle a glacé et scellé pour l’éternité des lèvres auxquelles se suspendait naguère l’admiration haletante des foules. Mais, si l’avenir échappe à l’orateur, quelle prise il a sur le présent ! Combien il regagne en puissance ce qu’il perd en durée ! Peut-on rêver une jouissance plus profonde, s’enivrer d’un plus noble orgueil, qu’à sentir son cœur, son esprit, pénétrer, transformer, façonner à son gré les cœurs et les esprits d’une assemblée conquise ? L’éloquence n’est-elle pas seule à réaliser ce prodige de recréer, fût-ce pour un court instant, des âmes, de susciter des volontés, d’établir un lien immédiat entre l’action et la pensée ? Et cela est plus vrai sans doute de la chaire et de la tribune que de la barre de l’avocat ; mais n’est-ce donc rien pourtant que d’assurer par sa parole le triomphe d’une bonne cause, que de se faire, comme l’écrivait Jean-Jacques à Loyseau de Mauléon, l’interprète et le défenseur obstiné de la justice et de la vertu ?

 

Cette noblesse de sa profession, Rousse, est-il besoin de le dire ? ne l’a jamais méconnue ; et plus il a vécu dans le monde du barreau, plus il s’est pris d’estime et d’affection pour cette société si spéciale, si fermée aux profanes, plus il a honoré cette grande institution qui, avec votre Compagnie, Messieurs, est aujourd’hui la seule, dans notre pays bouleversé, où l’on retrouve intacts — en même temps que les règlements et jusqu’au costume du passé — l’esprit, les mœurs, les traditions et la saveur de l’ancienne France. Les avocats ! C’est un mot qu’on entend parfois prononcer avec un accent d’ironie, de méfiance ou d’hostilité. On juge trop légèrement la corporation tout entière sur quelques fâcheux spécimens, ambitieux sans scrupule, qui, dans les bas-fonds politiques, se sont acquis à grand tapage une notoriété passagère, que, faute de causes ou de talent, ils n’auraient pu espérer du Palais. Mais, à côté de ces rares déclassés, dont le barreau d’ailleurs n’a pas le privilège, où rencontrer une réunion d’esprits plus éclairés, de plus libres cerveaux et d’âmes plus généreuses ? N’est-ce pas là, là seulement, que s’est heureusement perpétuée la forte race des parlementaires d’autrefois, fils de la vieille bourgeoisie française ? N’y reconnaît-on pas la même fidélité à des idées et à des sentiments dont rien n’a pu les faire jusqu’ici se déprendre, une confiance, peut-être candide, dans la force éternelle du droit, l’illusion, peut-être excessive, des bienfaits de la liberté, et la pratique de vertus hors d’usage, telles que le désintéressement devant l’argent et les honneurs, et cette indépendance rétive, que n’apprivoisent pas les promesses, que n’intimident pas les menaces ?

 

Le barreau parisien, au temps où Rousse y faisait ses débuts, traversait une période glorieuse, et des noms y brillaient qui ne sont pas encore effacés de notre mémoire. C’étaient Paillet, Dupin, Léon Duval, Boinvilliers, Berryer, Marie, d’autres encore, non moins réputés. Dans cette pléiade illustre, il est deux hommes que Rousse connut plus particulièrement et qui, sur sa jeunesse, exercèrent, semble-t-il, une notable influence. L’un d’eux fut des vôtres, Messieurs, et sans doute beaucoup d’entre vous ont encore gravée dans les yeux l’originale figure de votre ancien confrère Dufaure, sa mine bourrue, la moue de sa lèvre boudeuse, son regard scrutateur embusqué derrière la broussaille de ses épais sourcils, ses manières brusques et sans grâce, ses vêtements d’un autre âge ; mais ce que n’oublieront jamais ceux qui l’ont entendue, c’est cette parole nerveuse, sobre, précise, dont la voix nasillarde accentuait encore le relief, c’est cette logique impitoyable, relevée de traits acérés, qui étreignait puissamment l’adversaire, le pressait comme dans un étau et le ployait, tout meurtri, sous son joug. « C’est le plus grand avocat qu’il y ait aujourd’hui ! », s’écriait Rousse, après avoir subi le choc du terrible lutteur. Si Dufaure fut un des plus grands, Chaix d’Est-Ange fut le plus habile. En souplesse, en agilité, en fertilité de ressources, rien n’égala jamais ce virtuose du barreau, qui, dit-on, juché sur une chaise, en face de son miroir, étudiait à l’avance ses gestes, sa mimique, ses jeux de physionomie, et préparait un plaidoyer comme on répète une comédie. Avec cela, quand il fallait, improvisateur prestigieux, unique pour varier ses effets, jonglant avec les arguments d’un air d’incomparable aisance, apportant à la barre une ardeur, une fougue, un entrain, une sorte d’allégresse guerrière, qui gagnait les juges, les témoins, le public, et jusqu’aux gendarmes. Pendant plusieurs années, Rousse fut le secrétaire de ce travailleur militant et, quelles que fussent entre eux les différences d’idées et de tempéraments, il a loyalement proclamé tout ce qu’il dut à un tel patronage, quels services lui rendit cet étonnant en trameur d’hommes, cet excitateur d’énergies, en violentant, comme il le dit, « sa vocation rebelle », et en « forçant à vaincre, en le jetant au fort de la mêlée, le soldat novice qu’effrayait de loin le bruit du combat ».

 

Dans ce milieu, près de tels maîtres, se faire un nom et se tailler une place n’était pas chose aisée. Rousse connut, comme tant d’autres, l’impatience, le découragement devant la lenteur des débuts. Les causes ne faisaient pas défaut, mais c’étaient celles qui tombent, comme les miettes d’un festin, du bureau surchargé des avocats en vue, ces petits procès sans éclat qui, même gagnés, rapportent peu de gloire et encore moins d’argent, et que le plaideur économe se décide à confier à quelque jeune et obscur défenseur, « avec toutes sortes de recommandations paternelles, comme il donnerait sa fille — sans dot([1]) ». Peut-être aussi, de cet état de choses, convient-il d’accuser le grave défaut dont Rousse était atteint, ces scrupules de conscience, cette pudeur délicate devant les honoraires, cette incapacité foncière de formuler un prix ou une réclamation, beau désintéressement que le client admire, et dont trop souvent il profite. En 1861, un an avant son admission aux honneurs du Conseil de l’Ordre, il est encore réduit à attendre le bon plaisir d’un plaideur riche et peu pressé, pour réaliser deux achats qui lui tiennent spécialement au cœur : la Vénus de Milo en plâtre et une douzaine de chemises. Peu à peu, malgré tout, grâce à un labeur héroïque, à des prodiges d’économie, il triomphait de la mauvaise fortune, il atteignait du moins l’objectif capital qu’il s’était proposé à son entrée dans la carrière, la liquidation du passif, la délivrance du lourd fardeau qui pesait sur son cœur filial. Bien des années plus tard, l’un d’entre vous, Messieurs, en faisant à votre confrère sa visite de candidat, avisait, dans la pièce modeste où il était reçu, une élégante crédence, plus artistique d’aspect que le reste du mobilier : « Ceci, lui disait Rousse, représente un souvenir sacré, une date importante de ma vie, le jour où, pour la première fois, le dernier créancier soldé, nous avons pu, mon frère et moi, mettre une faible somme en réserve. » Cette somme, durement gagnée, tous deux, expliquait-il, avaient voulu la consacrer à acquérir ce joli meuble, monument commémoratif de cette libération touchante.

 

La réputation n’avait pas si longtemps attendu. Ses hésitations dissipées et ses timidités vaincues, il s’était mis à sa nouvelle besogne avec la consciencieuse ardeur, l’attachement au devoir qu’il apportait en tout. On remarqua vite, au Palais, ce nouveau venu aux traits fins, au visage grave et doux, aux manières pleines de distinction, qui attirait la sympathie et, malgré son air de jeunesse, commandait déjà le respect. Le talent ressemblait à l’homme : des plaidoyers soigneusement préparés, d’une ordonnance parfaite, d’une merveilleuse clarté, une raillerie légère et discrète, pareille à ces lames affilées dont on ne sent la morsure qu’après coup, lorsque le sang rougit la peau, et, par moments, un accent d’émotion intense, sans emphase et sans artifice, tirant toute sa puissance de sa sincérité. Mais ce que l’on goûtait surtout, c’était la forme irréprochable, élégante et précise, également exempte de sécheresse et de déclamation. Rousse, à ce point de vue, marque la transition entre les deux genres d’éloquence que le dix-neuvième siècle a vus tour à tour en honneur dans le barreau français. La vapeur, l’électricité, qui ont fait notre vie plus rapide que celle de nos pères, ont amené une révolution jusque dans les régions sereines de la Justice. Aux anciennes méthodes oratoires, un peu lentes, un peu solennelles, aux longues périodes, égayées d’ornements, chamarrées de broderies, fleuries de citations, faites pour plaire à des magistrats qui traduisaient Horace, a succédé, dans les dernières années du siècle, cette manière dépouillée, sobre, concise et d’une sévérité voulue, qu’on appelle la langue des affaires. La couleur disparaît ; le dessin seul subsiste ; et l’éloquence charmeuse fait place à l’austère dialectique. L’alliance traditionnelle des lettres et du barreau, en laquelle ont eu foi tant de générations, est discutée, bafouée, battue quotidiennement en brèche ; et Rousse lui-même, cédant à la contagion de son temps, n’a pas toujours épargné ses dédains à cette « parenté incertaine », à cette « fraternité douteuse », tolérable seulement comme l’un de ces préjugés de famille qui n’ont d’autre titre au respect que leur antiquité.

 

Sa modestie, sans doute, eût refusé d’admettre que son exemple allait à l’encontre de ses paroles, qu’il démontrait, lui-même, par un argument sans réplique, quel « secours décisif », selon l’expression de Jules Favre, apportent à une juste cause la pureté du langage, la grâce de l’expression, l’enchantement d’une belle forme, et qu’il suffisait de l’entendre pour rester convaincu qu’entre les lettres et le barreau doit subsister, sinon une alliance positive, tout au moins une entente cordiale. J’en appelle à témoin les admirables plaidoyers qu’a recueillis et publiés naguère la main pieuse de l’amitié, l’affaire du testament de l’abbé Deguerry, celle des lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier, le procès relatif aux œuvres posthumes de Chénier. C’est là surtout, dans les conflits intimes issus des querelles de famille, ou dans les questions délicates de propriété littéraire, que triomphe ce talent fait de tact, de finesse, de fougue disciplinée, où la science du jurisconsulte se marie heureusement avec l’art du bon humaniste. Aussi est-ce de ce genre d’affaires qu’il se fait peu à peu une sorte de spécialité. Les grands éclats de la Cour d’assises ne convenaient guère à son tempérament, et rien ne donne à supposer que la société attendrie lui ait jamais dû l’acquittement de quelque notoire scélérat.

 

Quel que fût son charme oratoire, ce n’est pas seulement à la barre qu’il fut le modèle de son Ordre. Dans une profession qui expose, où il est tentant et commode de penser, avec Cicéron, que l’avocat, somme toute, n’est que l’interprète du client et son porte-parole, qu’il doit moins s’occuper de rechercher la bonté de la cause que de procurer son succès, obstinément, exclusivement Rousse fut le serviteur du droit, de la justice et de la vérité. C’est un lieu commun d’affirmer qu’il choisissait ses causes ; on savait que celles qu’il soutenait avaient été déjà jugées et gagnées devant lui ; de là l’autorité spéciale qui s’attachait à sa parole. À lui plus qu’à tout autre s’applique le mot célèbre : Son caractère plaidait avec lui. Comme a dit l’un de vous, Messieurs, « c’est avoir un bon secrétaire ! »

 

Un tel ensemble de talents, de qualités et de vertus valait à Rousse, dans le monde du Palais, une considération unique, un prestige sans exemple. Depuis l’année 1862, où il entra dans le Conseil de l’Ordre, jusqu’à sa mort en l’an 1906, il fut constamment réélu, à la presque unanimité ; et, au cours de sa longue vieillesse, dans les cérémonies corporatives et quasi familiales, où il faisait figure d’aïeul illustre et vénéré, c’était une charmante tradition que l’orateur amenât, par un détour habile, l’éloge du grand confrère dont le nom semblait un symbole de l’idéal professionnel.

 

Certes, ces témoignages ne le laissaient pas insensible, mais il rêvait « encore d’autres lauriers. Les goûts de sa jeunesse n’étaient pas morts en lui ; c’était avec délices qu’à ses heures de loisir il reprenait sa plume, et qu’il désertait la basoche pour retourner à la littérature. Il s’adonnait à composer de brèves et substantielles études, destinées la plupart du temps à la Gazette des Tribunaux, notices nécrologiques ou morceaux de critiques sur les œuvres de ses confrères. Bien pensés, fortement écrits, ces modestes essais firent sensation dans le public, un peu restreint, auquel ils s’adressaient, et lui acquirent bientôt, comme il le disait en souriant, « un renom de grand écrivain parmi les avocats ». Je ne puis tout citer ici, mais je tiens à rappeler l’article qu’il fit sur les Manieurs d’argent, le livre, alors réputé, de son ami Oscar de Vallée. Des folies du système de Law et de l’agiotage de ces temps primitifs, il passe à la spéculation moderne, il dénonce l’insolence des fortunes mal acquises, flagelle, avec une ironie cinglante, les descendants de Turcaret, auxquels il oppose la figure de leur implacable adversaire, le chancelier d’Aguesseau. C’est une page magnifique que celle où il évoque « ce grand esprit lumineux et tranquille », dédaigneux des attendrissements suspects et des morales de convention, « raisonnant tout droit devant lui », avec une sérénité redoutable, sans autre but que la justice, sans autre guide que sa conscience. D’Aguesseau peint par Edmond Rousse, n’est-ce pas, en quelque sorte, un portrait de famille ?

 

C’est une heureuse fortune, et plus rare qu’on ne pense, quand l’existence privée d’un homme est en parfait accord avec son existence publique. Ce fut ici le cas : nul disparate, nulle dissonance en cette harmonieuse vie. Après la mort du père, en 1857, les deux frères décidèrent de ramener leur mère à Paris ; ensemble ils s’établirent dans l’étroite et simple demeure, qu’ils ne quitteront plus désormais que le jour du suprême voyage. Je ne sais pas de tableau plus exquis, plus doucement émouvant, que l’intérieur patriarcal de ces trois êtres, inséparablement unis. L’aîné des fils, Émile, représente le côté pratique, l’ordre, l’économie, la comptabilité sévère : c’est l’administrateur de la communauté. Edmond, plus fantaisiste et plus spéculatif, moins curieux d’affaires que d’idées, causeur brillant, tempérament d’artiste, est l’âme et le charme de la maison. Tous deux d’ailleurs sont pareillement lettrés, pareillement nourris de classiques. Parfois s’élève, à table, un tumulte de voix, et comme le fracas d’une querelle : ce sont ces deux passionnés humanistes qui disputent d’un texte latin et se lancent à la tête une phrase de Cicéron, un hémistiche d’Horace ou de Virgile. Mais, parmi les plus vifs débats, le cadet, tout chargé d’honneurs, observe envers l’aîné une attitude, un ton de déférence, que ce dernier, sans abdiquer le privilège de l’âge, lu rend en admiration tendre. La mère, au milieu d’eux, a gardé le prestige et l’autorité du vieux temps ; elle est demeurée la matrone, la reine bourgeoise du foyer domestique, la gardienne de sa dignité. Quand, au seuil de la vieillesse, elle est frappée de cécité, cette disgrâce, cruelle entre toutes, ne crée qu’un lien de plus entre elle et ses enfants. Ils se serrent autour de leur mère, lui racontent, lui dépeignent ce qui échappe à ses yeux mort avec tant de conscience, une si exacte minutie, que, l’imagination aidant, ses ténèbres s’éclairent et qu’elle croit avoir vu ce qui lui fut si bien décrit. Les prenant un jour par la main : « Je ne suis pas aveugle, dira-t-elle à un visiteur, car j’ai mes deux yeux, que voici ».

 

Chaque année, la saison d’été ramenait une douceur nouvelle, le séjour en commun dans la chétive et rustique maisonnette, héritage de famille, unique épave échappée au désastre. Cette demeure de La Roche-Guyon, la « maison blanche à volets verts », telle que la rêvait Rousseau, la cour étroite toute tapissée de lierre, le jardinet où, à en croire le maître du logis, se chauffaient au soleil des raisins et des figues « comme Milon, le client de Cicéron, n’en mangeait pas à Marseille », les échappées de vue sur les collines lointaines, sur la masse sombre des sapins se découpant à l’horizon, sur le cours sinueux de la Seine, Rousse n’eût pas donné tout cela pour le plus beau château de France. « Ici, écrivait-il, je suis enveloppé de mes aïeux, et de moi-même, car tous les souvenirs de ma vie, les grands bonheurs, les souffrances atroces, les fautes mémorables, tout est marqué de ma main dans des coins de moi connus, et par des signes dont j’ai seul le secret. » En cette retraite agreste, berceau de son enfance, les journées coulent pour lui paisibles et délicieusement pareilles. L’après-midi, ce sont de longues promenades, sans but, à l’aventure, au hasard des chemins, une griserie d’air, de lumière, de soleil, dont se réjouit ce qui coule dans ses veines de sang méridional, ou bien de silencieuses rêveries à l’ombre apaisante des grands arbres ; puis, le soir, sous la lampe, la lecture à haute voix, chacun des frères relayant l’autre. Le plus souvent, l’ouvrage choisi est quelque classique du grand siècle, ou encore une pièce de Labiche, dont le rire large et franc, sans grimace et sans amertume, convient à ces âmes saines et leur verse la joie.

 

Ainsi, cœur contre cœur et la main dans la main, étroitement, tendrement unis dans le sourire ou dans les larmes, ces sages traversaient-ils, du même pas ferme et sûr, les bons et les mauvais jours de la vie.

 

Des temps viendraient où cette fraternité des âmes serait leur seul refuge contre l’immense douleur du désastre de la patrie. Le 28 juillet 1870, une nouvelle mettait en émoi les habitants de La Roche-Guyon : le barreau parisien venait d’élire son bâtonnier, le choix s’était porté sur Rousse. L’entourage se montrait radieux ; l’élu seul restait grave, songeant aux responsabilités qui allaient peser sur sa tête. Qui cependant eût alors pu prévoir, malgré la guerre déclarée, de quelles calamités serait marqué ce consulat tragique ? Quinze jours plus tard, l’angoisse oppressait tous les cœurs ; des mots que, la veille encore, on prononçait du bout des lèvres et d’un ton détaché — patrie, drapeau, frontière — avaient pris comme un sens nouveau, poignant, soudainement révélé. « Je suis navré, et je ne conserve guère d’espoir, écrivait Rousse le 11 août. Des défaites à la frontière, une révolution à Paris, voilà, ce me semble, notre avenir le plus probable. » Quelques semaines encore, et il allait, avec les siens, s’enfermer dans les murs de la capitale assiégée. Une sorte de journal, où il notait ses souvenirs et ses impressions, nous instruit sur son rôle pendant ces mois lugubres, nous permet de lire en cette âme qui, simplement, naturellement, par la seule idée du devoir, allait bientôt s’élever au plus noble héroïsme.

 

L’investissement, les combats perpétuels aux portes de Paris n’avaient pas arrêté le cours de la vie judiciaire. Ceux des juges et des avocats que leur âge dispensait de porter l’uniforme fréquentaient encore le Palais. Rousse s’y rendait assidûment ; il a dépeint les « longues galeries » où erraient çà et là « quelques fantômes vêtus de noir, portant des ombres de dossiers ». Devant « des bancs sans public et dans des salles sans feu », ces « revenants de la Justice » s’efforçaient en conscience — l’oreille tendue, malgré eux, aux rumeurs du dehors — à discuter de vagues procès, dont les plaideurs eux-mêmes semblaient se désintéresser. Le 30 octobre, eut lieu l’installation du nouveau bâtonnier ; ce même jour, Paris apprenait la reddition de Metz, toute une grande armée prisonnière, avec trois maréchaux. Rousse, allant au Palais, rencontra l’un de ses amis : « En nous regardant l’un l’autre, dit-il, le même sentiment nous domina, et nous rougîmes tous les deux ». Quels discours éloquents vaudraient ce mutisme accablé, et la honte généreuse qui, brusquement, devant l’humiliation de la patrie, empourpre le visage de ces deux bons Français ? Plus on approche du dénouement, plus ces notes sans apprêt sont émouvantes dans leur simplicité, plus on croit vivre, avec l’auteur, ces dernières journées, pleines des armes. Le pain est rare ; l’espoir d’être secouru s’évanouit ; sans trêve, sans répit, nuit et jour, tonne la voix puissante du canon ; puis enfin une heure vient où l’on cesse soudain de l’entendre, et ce silence est encore plus affreux...

 

Le drame semblait fini, quand le rideau se relevait pour un lamentable épilogue. Le duc d’Aumale, en recevant ici celui que je remplace, se refusait à évoquer cette page douloureuse du passé, qu’il voulait rayer de l’histoire. Depuis lors, les années, d’autres épreuves peut-être, ont cuirassé nos âmes ; il me sera permis de dire — moins pour le glorifier que pour le citer en exemple — ce que fut, à l’heure trouble où défaillaient tant de courages, la conduite d’un grand citoyen. Depuis deux mois déjà se perpétuait la guerre civile ; chaque jour voyait croître la fièvre et l’ivresse sanguinaire qui caractérisent l’agonie de ces luttes fratricides. Le 20 mai, Rousse, resté à son poste au Palais, eut la visite d’un homme d’affaires, venant lui proposer une cause : l’archevêque de Paris, le curé de la Madeleine, d’autres prêtres encore, enfermés comme otages et à la veille d’être jugés, étaient privés de défenseurs ; ne serait-ce point la place du bâtonnier des avocats ? Il réfléchit quelques secondes : plaider devant cette juridiction sans mandat, commission d’égorgeurs plutôt que tribunal, c’était peut-être se prêter à une parodie de justice, à une farce grotesque et prochainement sanglante ; mais ne pas tout tenter pour sauver de nobles victimes, laisser l’innocence sans secours et la violence sans obstacle, c’était plus impossible encore. « Mon parti fut vite pris », écrit-il simplement. Le danger qu’il courrait lui-même, pas un instant l’idée n’en vint à son esprit. Sur l’heure, il se met à l’œuvre. De même que, le mois précédent, pour disputer Gustave Chaudey au peloton des exécuteurs, il s’était rendu chez Protot, « garde des sceaux de France » successeur en vareuse des vieux chanceliers en simarre dont les portraits ornaient encore les murs, il affronte aujourd’hui le plus farouche et le plus redouté de ces puissants d’un jour, Raoul Rigault, le procureur de la Commune, et, au prix des plus grands efforts, obtient de lui, la permission de pénétrer auprès des prisonniers. De cet orageux entretien, je ne citerai que la dernière phrase : « Combien avez-vous arrêté de prêtres ? demanda Rousse au moment de se retirer. — Je n’en sais rien, mais pas assez ; si l’on m’écoutait, ils le seraient tous » !

 

Sur cette réponse, le bâtonnier se dirige vers Mazas. À travers les postes, les gardes, les bandes armées, les hordes avinées, enjambant les brocs, les futailles, les groupes endormis sur le sol, il force l’accès de la geôle, groupe visite tour à tour chacun de ses nouveaux clients, les console, leur promet son aide, les laisse réconfortés d’avoir serré une main amie, entendu des paroles d’espoir. Si l’impitoyable destin ne permit pas qu’il les arrachât à la mort, s’il n’y eut pour ces malheureux ni juges ni défenseurs, au moins, comme Rousse l’a dit lui-même, resta-t-il « un témoin pour attester leur courage, la sérénité de leurs derniers entretiens, l’émotion avec laquelle, s’oubliant eux-mêmes, ils parlaient des douleurs de la patrie ». Peu s’en fallut, d’ailleurs, que le témoin se changeât en victime. Le soir de ce même jour, dictant un supplément à la liste d’otages, Raoul Rigault rappelait la démarche du bâtonnier, puis, par un jeu de mots sinistre : « Rousse, dit-il à son secrétaire, c’est un nom qui sent la police. Ajoute-le sur la liste ! » Sans l’heureuse diversion causée par les troupes de Versailles, s’introduisant brusquement dans Paris, la noble vie que je raconte aurait sans doute compté trente-cinq années de moins.

 

Dix ans après, en des circonstances moins tragiques, l’avocat des otages allait s’affirmer à nouveau le défenseur de la faiblesse contre la force et du droit contre l’arbitraire. Des décrets, à défaut d’une loi, avaient frappé la plus en vue et la plus militante des congrégations religieuses, escarmouche initiale de la guerre qui, depuis, s’est poursuivie avec l’éclat qu’on sait. Alors, comme aujourd’hui, il s’était rencontré des hommes assez naïfs pour croire que quiconque — fût-ce un moine — est lésé dans ses intérêts ou dans sa liberté doit trouver — fût-ce contre l’État — un avocat pour le défendre, un tribunal pour le juger. Dans une consultation publique, dont le retentissement fut immense, Rousse se fit l’interprète de ces libéraux obstinés. Nul moins que lui, dans cette affaire, n’était suspect de complaisance ou de partialité. Héritier de l’esprit des grands légistes d’autrefois, il eût jadis bataillé avec eux pour protéger l’État contre les empiètements de l’Église, et dans le conflit historique qui, aux beaux jours de Port-Royal, divisa si profondément les consciences religieuses, il eût assurément penché du côté des Arnauld, des Saint-Cyran et des Pascal. Mais, ainsi qu’il disait dans une de ces boutades familières à sa plume : « Ce n’est pas tout de ne pas aimer les Jésuites, il faudrait aussi aimer un peu la liberté ! » Il l’aimait si fort, quant à lui, qu’il la voulait pour ceux-là mêmes auxquels on reprochait de l’avoir par fois desservie. Dans la mêlée ardente, sa voix calme s’éleva et domina un moment le tumulte. Modérée dans la forme, solide et nourrie d’arguments, fréquemment éloquente, la Consultation provoqua dans les prétoires de France un mouvement sans exemple. Seize cents avocats la signèrent. Quatre cents magistrats descendirent de leurs sièges. Et si la violence prévalut malgré tout, ces pages, momentanément impuissantes, se dressèrent en face des vainqueurs comme la protestation tranquille de la justice, la revendication des principes éternels du droit.

 

Cette constante hauteur d’âme, la sereine fermeté de ce grand honnête homme, pour qui devoir professionnel n’était qu’un synonyme d’abnégation, voire même de sacrifice, mettaient comme une lueur d’auréole autour de sa tête blanchissante. À quelque temps de là, un assentiment unanime ratifiait la phrase lapidaire qui accueillait l’entrée dans cette enceinte de votre vénéré confrère : « L’Académie a voulu honorer en vous l’art de bien dire et le courage de bien faire([2]) »

 

Bien faire, bien dire, c’étaient assurément, Messieurs, de beaux titres à vos suffrages. Pourtant, par une coquetterie délicate, Rousse voulut, après coup, y ajouter encore, et prouver, avec plus d’éclat qu’il n’avait eu jusqu’à ce jour le loisir de le faire, qu’il savait aussi bien écrire. De là ce Mirabeau, hommage de gratitude que, de sa plume septuagénaire, il adressait à votre Compagnie. L’entreprise était audacieuse. Après les beaux travaux de messieurs de Loménie, il n’était guère à espérer qu’on pût découvrir du nouveau, et Rousse, bien avisé, ne perdit pas son temps à glaner après moisson faite. Ce qu’il tenta, et ce qu’il réussit, c’est moins une histoire qu’un portrait, une gravure à l’eau-forte, où s’enlevât en vigueur, dans un saisissant raccourci, la figure puissante, monstrueuse, attrayante malgré tout, de celui dont, après plus d’un siècle écoulé, l’on se demande encore s’il fut un grand homme d’État, un politique génial, ou seulement, comme dit Rousse, « un politicien formidable, type géant d’une petite espèce ».

 

Même après le livre de Rousse, le problème n’est pas résolu ; et sans doute ne peut-il pas l’être, puisqu’il manqua à Mirabeau le temps et l’occasion pour appliquer ses vues et passer du verbe à l’action. Mais, à ceux qui ont lu ces pages, il reste dans l’esprit une vision merveilleusement nette de cet homme extraordinaire. Peut-on oublier ce croquis du tonitruant orateur, tels que le virent surgir les États-Généraux, « ce bras étendu, cette main menaçante, cette grosse tête poudrée, ces grosses lèvres bouffies d’éloquence, ce gros corps planté fièrement, cette laideur tumultueuse et trapue, enfoncée dans les plis corrects de l’habit à la française, relevée par l’extravagance pompeuse de la coiffure à la mode, et prenant dans ces atours solennels je ne sais quelle majesté emphatique, colossale et bizarre([3]) ? » Voilà pour le physique ; et, au moral, qui a pénétré si avant dans les orageuses profondeurs de cette âme, ardente sans tendresse, généreuse sans bonté, corrompue sans bassesse, brûlée d’ambition personnelle et amoureuse du bien public, cette âme « où trônait une raison souveraine, et que des passions désordonnées menaient, de faute en faute, aux pires extrémités, image de ce que pourrait être une monarchie où règnerait un roi très sage et que gouverneraient des ministres en démence ? » Ce qu’il faut admirer surtout, c’est l’art avec lequel, sans artifice de style et sans forcer les textes, l’auteur nous amène avec lui à concevoir son héros sous des traits assez différents de la tradition légendaire. Cet improvisateur écrivait ses discours et les récitait de mémoire ; ce novateur ne faisait qu’exprimer, en les revêtant, il est vrai, d’une forme magnifique, les idées déjà en honneur chez une bonne part de ses contemporains ; cet aïeul de la République était passionnément attaché à la monarchie ; ce démocrate préférait, de son propre aveu, « le régime de Constantinople » à la souveraineté sans contrôle de 600 personnes assemblées ; ce tribun impétueux prodiguait avec violence des conseils de modération, et couvrait, sous l’écume de ses bouillonnantes apostrophes, une nappe profonde de tranquille et forte sagesse.

 

Que cette peinture soit ressemblante, je l’admets volontiers, surtout si elle s’applique au Mirabeau de la dernière période ; mais où j’ai plus de peine à suivre l’historien, c’est quand, pour laver l’homme d’État du soupçon de vénalité, il prétend le montrer, du début à la fin de sa carrière publique, inébranlable dans ses vues, conséquent dans ses actes, semblable le lendemain à tout ce qu’il était la veille. Dois-je même l’avouer ? Cette constance dans les opinions et cette logique cachée parmi tant de variations apparentes n’ajouteraient, selon moi, nul rayon à sa gloire. J’aime mieux l’imaginer politique assagi, instruit par l’expérience, comprenant le danger de certaines de ses illusions, rompant résolument avec certains de ses anciens amis, et cherchant de bonne foi à réparer des ruines qu’il contemplait avec crainte et remords. Dans cet agissant repentir, dans ce retour courageux sur ses pas, je vois un noble et salutaire exemple, et je souhaiterais pour mon pays qu’il trouvât des imitateurs.

 

Cette belle œuvre historique clôt la période active de la carrière de Rousse. Depuis quelques années déjà, il avait cessé de plaider. Sa plume, sans se briser, se restreindra dorénavant à de courts et légers ouvrages : il écrit des préfaces — cette rançon de la renommée littéraire — des préfaces à double tranchant, où la bienveillance de l’ami ne désarme pas tout à fait la malice subtile du critique, où la fleur parfumée des louanges laisse percer par endroits la pointé aiguë des ironies. Dans ces travaux intermittents, il cherchait surtout un refuge pour échapper à ses pensées. En s’accumulant sur sa tête, les années avaient apporté leur inévitable fardeau d’épreuves et de douleurs, sans oublier la plus cruelle, qui est la solitude. Vivre vieux, c’est survivre. La mort, longtemps clémente, avait à la fin eu raison de la douce union familiale : sa mère, d’abord, son frère ensuite, et ses plus chers amis, avaient disparu tour à tour. Il restait assis seul à son foyer glacé, environné de ses souvenirs.

 

Depuis sa prime jeunesse, il s’était toujours reconnu un penchant à l’hypocondrie, cette maladie funeste qui consiste peut-être à voir les choses de la vie telles qu’elles sont ; mais, s’il était sans illusion, il était également sans humeur et sans amertume, et l’on eût pu le définir un pessimiste gai, un misanthrope sociable. Dans les dernières années, son détachement tournait à la mélancolie « Je chante la vie en mineur », écrivait-il à un ami.

 

La mort ne lui inspirait point d’effroi. S’il médisait de la vieillesse, ce n’était pas qu’il redoutât en elle la messagère et l’avant-courrière de la tombe, mais par horreur des déchéances qu’elle traîne parfois dans les plis de sa robe et auxquelles répugnaient son goût de la beauté, ses instincts d’élégance. Sous ce rapport, au reste, il fut privilégié, j’en atteste ici vos souvenirs. Si l’idée de la fin lui était constamment présente, nul signe précurseur n’en révélait l’approche. La dernière fois que je le vis, après avoir versé des conseils de sagesse à mes ambitions impatientes : « Attendez un peu, me dit-il, et vous me remplacerez », parole où il n’entrait d’ailleurs aucun pressentiment — car c’était assez sa coutume de proposer son héritage — et que démentaient étrangement l’éclat vif de ses yeux, la finesse de son ouïe, l’agilité de ses propos et la souple aisance de sa marche. Mais, sans se fier à l’apparence, il se préparait vaillamment au mystérieux passage, s’épurant davantage chaque jour, chassant de son esprit, pour y faire place aux graves pensées, les menus soucis d’ici-bas, et sans cesse obsédé, selon son expression, par « la hantise de l’au-delà ».

 

Quelques lignes de sa main, écrites vers cette époque, nous font pénétrer sur ses pas dans ces régions intimes, où l’on peut, avec lui, porter ses regards sans scrupule, sûr de n’y rien trouver que de noble et de beau : « Il est bien tard, y lit-on, pour que je puisse espérer le complet apaisement d’un cœur qui ne veut pas vieillir et d’une âme qui n’a jamais connu le repos. Mais ce que je crois fermement, c’est que le désir de croire, la volonté et la passion de croire, nous seront comptés pour beaucoup dans le jugement que nous aurons à subir un jour... Chaque soir, devant le fauteuil où s’asseyait ma mère, devant le lit où mon frère est mort et où je m’endors en pensant à eux, je m’agenouille et je prie, si c’est prier que de laisser monter mon âme vers ces espaces infinis, où je cherche, où j’appelle, où ma pensée éperdue sent la puissance immuable de l’Être inconnu qui tient cet univers dans sa main ! »

 

Voir distinctement la lumière, trouver la vérité, se reposer en elle avec une entière assurance, c’est un bien dont la possession ne dépend pas de notre volonté ; pour répondre à l’appel divin, il suffit de chercher cette lumière et cette vérité d’un cœur loyal et d’un désir sincère. Celui qui vient de nous livrer le secret de ses longues angoisses connut-il, à son heure suprême, l’apaisement de la certitude ? Il ne m’appartient pas de soulever ce dernier voile. Une seule chose est certaine, c’est que, quand la mort vint le prendre, il ne l’accueillit point avec le froid orgueil et la dure intrépidité du stoïque qui lutte jusqu’au bout contre la destinée, mais avec cette douceur tranquille qui, sans bannir toute crainte, s’appuie sur une vivace et réconfortante espérance.

 

[1] Rousse, Avocats et magistrats.

[2] Discours du duc d’Aumale lors de la réception de M. Rousse à l’Académie française.

[3] Mirabeau, par Rousse.